LE PROLOGUE DU TIGRE
« Sur le papier je la piégeais comme un tigre et la battais comme plâtre et la subjuguais de ma force invisible. »
John Fante, Demande à la poussière
J’ai rêvé la rosée de tant d'autres matins. Le vent brisait branches des arbres. J'articulais des cris disparus à jamais. Un couteau posé sur la table. Le bunker se refermait sur moi. La vie du dehors ne m'appartenait plus. J'arpentais l'espace d'un air las. Ils finiraient par me retrouver. Au bout du compte, il ne me restait plus rien. Ma disparition était programmée. Je fumais chacune de mes cigarettes comme si c'était la dernière. Parfois, je me penchais à la fenêtre, un verre de liqueur à la main. Il ne m'avait pas été facile de tuer. Trop de sensibilité en moi, ça devait tenir de l'enfance. La vue du sang m'avait toujours fait horreur. Je laissais mon âme sombrer, évitant de penser à la scène du crime, de toute façon tout cela reviendrait me hanter. J'avais entreposé quelques vivres, au fond du couloir, dans le bunker. Je me servis une autre rasade de liqueur. La nuit serait interminable. L'ordinateur de bureau était branché en permanence. Les bruits de la ville me parvenaient en boucle, comme des explosions dans la tête, à se fracasser le cerveau. Des fantômes me poursuivaient, le fil d’une histoire décousue. J’aimais cette femme, je le jure. Je crache sur mes souvenirs, pour semer le trouble. Des mouettes nous encerclaient, au-delà des vagues, à jamais brisées. Revenir sur les lieux du crime, un chapeau sombre vissé sur la tête. Je luttais maintenant contre le sommeil, mes membres s’engourdissaient, un froid venu de l’intérieur. J’avais adoré ce dernier pas de danse. Toute cette violence entre nous. Les images me revenaient par bribes. Un ruban de cauchemar. Je ne voudrais pas tout déballer. J’avais besoin de plus de liqueur. Je me cachais derrière mes volets entrebâillés, une arme factice à la main. La ruelle était déserte. Elle était si belle. Je n’avais pas compris qu’elle était dingue, que ce qu’elle voulait c’était ma peau. Bien sûr, il avait bien fallu se rencontrer. Cela commence toujours comme ça. On avait fait notre numéro. Le coup de la foudre. Et jeu de massacre pouvait commencer. Des hauts et des ébats, avant l’abattoir. Encore une course, dans un dédale masqué de sentiments. J’avais encore du temps, peut-être quelques heures devant moi. Tout se mélangeait dans ma tête. Je venais à mon bureau, devant l’écran. J’y voyais des araignées et des serpents. Je ne pouvais plus fermer les yeux. Il faudrait tout reprendre du début, il ne restait que des fragments. J’avais allumé la radio, nouvelles du monde, qui s’écroulait, lui aussi. Dés pipés d’avance. Et des pipes jusqu’à l’aube. Elle était mon rayon de soleil. Les courbes étourdies de son corps. Tétons pointus. Soie déchirée. Je l’insultais. Nous nous griffions jusqu’au sang. Cette nuit était en suspens, entre deux vagues. J’avais envie de hurler. Mes pensées défilaient en désordre. Rien ne parvenait plus vraiment à retenir mon attention. J’étais un personnage de littérature médicale, avec des pupilles en têtes d’épingle. Les nuages m’étourdissaient. J’avais liquidé toute la liqueur. Dans le canapé, je m’effondrai un instant, pour rouler un joint, que je fumais jusqu’à m’en brûler les doigts. Elle m’obsédait encore. Je m’accrochais aux étoiles du plafond. J’avais débranché tous mes téléphones. Je ne lisais plus mes mails. En dérangement, pour toujours. Autour de moi, des lumières diffuses scintillaient. Des images distordues. Le vent ne m’appartenait plus. Et tous ces serpents, enroulés autour de nos cous. Je n’arrivais pas à reprendre le fil. Des étoiles dans mes yeux. Je me traînais sur mon lit et je m’étendais. Je ne m’attendais à rien, juste cette idée obsédante d’en finir pour de bon. Les rumeurs de la ville foudroyaient ma carcasse. Une histoire à deux balles, au bout du compte. La mascarade des sentiments. Et tous ces vertiges. Elle restait parfois devant la porte de mon appartement, dans l’obscurité, secouée de larmes, juste après l’amour. Je ne voulais plus penser à elle. J’aimais nos étreintes épileptiques, nos séismes intimes. Vibrations animales, jusqu’aux cris confondus, comme des essaims de miel. Le bout de nos langues, le gout du sexe. La nuit se refermait sur moi. Je me relevai de mon lit, en tremblant, mais ne faisait que tourner en rond. Le bunker noyé de pénombre ressemblait à un labyrinthe. J’entendais des voix dans mon crane. Le jeu de cartes était encore truqué. Des mouettes tournoyaient sous la pluie. Nous dansions au bord des falaises. Une petite barque rose s’échouait sur la jetée. Une course disjonctée, sous emprise. J’étais épris à n’importe quel prix. Son cul tendu, cuisses ouvertes. Je martelais les touches de mon clavier. Des crachats intimes. Elle était ma chienne. Je hurlais à la mort, en remuant la queue. Cette histoire revenait en boucle dans ma tête. La chienne me harcelait. Elle me pompait. J’étais fou de cette femme, je le jure. L’angoisse compressait mes poumons, je m’asphyxiais. Plus d’oxygène. Et son dernier message sur mon portable. Tout sonnait faux. J’adorais ses baisers, les fleurs de son brasier. Des oiseaux déchantaient dans l’aube verglacée. J’avais rencontré cette fille en bout de quai. En bout de rame. Je reviendrais sur le naufrage. J’entendais des cris dans la nuit, en échos martelés dans ma tête. Des embruns agitaient mon errance. J’étais un personnage de littérature médicale, mascotte d’un couloir d’hôpital, poupée vaudou criblée d’étoiles. C’est une fiction à sang pour sang.
Stéphane Vallet
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.