LE BAL PERDU
"On ne mordra jamais assez dans son propre cerveau." Tristan Tzara
De cette prison salope, virtuelle, plus vicieuse que celle où les enfermés étaient sans armes mais pouvaient, à la condition que la blague ne dure pas trop, être sujet à l'espérance, de cette turne immense à l'architecture de coursives si propices au Jeu qu'elles trahissaient maintenant la naïveté des constructeurs d'alors, quand le soldat-Président avait sa chienlit bien ordonnée, bien politique et gouvernée, de cette zone sans bois mais pleine d'essence et de toits où manigancer des guerres-enfants, ouais de cette lande qu'est devenue la Banlieue soient les villes pauvres qui entouraient les villes riches du Pays, l'Emeute prenait corps comme la bouteille d'essence de l'Individu Libre s'enflamme à l'étincelle malhabile et volontaire de l'Homme Politique du moment : gros insectes lourds contre animaux fins de bataille de rue, Information contre Révolte, bestioles contre bestioles, ordre contre désespoir mais peurs contre peurs, matons, mutins, chacun avait ses armes, forces et stratégies, chacun comptait, déplorait, combattait, rusait, moins ou plus, n'espérait rien, craignait, traquait, pleurait, courait, perdait le sommeil, faisait constater un accident stupide, une balafre policière, chacun spéculait mais chacun, ouais, chaque habitants du Pays était déserté par l'Ennui, sentant le souffle vain de l'Histoire, le danger, l'incertitude, il y avait des choses vraies, puissantes, il y avait des émotions, les pays voisins même enviaient ce bordel nouveau, nouveau sur ce continent, du moins sur ce côté, il y avait là, enfin, la Discorde véritable après toutes les factices des années passées à se demander s'il était meilleur d'être un tocard de folklore en crème de nation plutôt qu'une absence dans une gigantesque vie mondiale, il y avait un incendie et c'était un de ces moments rares où les Invisibles du Pays se faisaient voir, où ces mecs finissaient par interpeller les visibles, non sur leur être mort, nié et réduit au poids que peut peser un cadavre mais sur le risque qu'ils faisaient courir à la Nation sauce République et à son sine qua non, l'Ordre Républicain ; contre Versa qui ne goûtait ni la bestialité, ni la masculinité des ébats, ni la désolation qu'allaient laisser ensemble police et adeptes de la terre brûlée mais savait apprécier un incendie pour peu qu'il fut d'ordre accidentel, contre son autre parallèle songeant la fracture sociale et disant avec sa foi, Tu sais, Vice, à la longue, il n'est pas impossible, non, il n'est pas exclu que le Pays en ait honte, de cette République, et de son Ordre, ouais, il n'est pas du tout certain que cette ère politique ne se finira pas comme d'autres avant elle, drame puis amnésie puis repentance et téléfilm, contre Versa, Vice aimait cette agitation, mieux, cette tension qui, partie de mots, s'était transformée en pierres et feux et commençait de s'emparer des bourgeois, des commerçants, des employés même, de tous ceux qui avaient une place quelque part ou luttaient de toute force pour s'installer, il aimait que le trouble s'augmente de ces records quotidiens et suive l'enflure qui menait aux états d'urgence et autres exceptions martiales, Bientôt la Danse Macabre, Versa, bientôt le Bal Perdu!, ouais il aimait voir en voyeur, jouissant, le frémissement de ventre, la trouille de tel accumulateur s'imaginant, à la vue d'autres dépouillés et comme on sent tiraillement à l'aine quand un type vous parle de prostate cinquantenaire, dépossédé d'une part de ce qu'il possède, part infime certes mais part de lui-même comme objet réponse à un pourquoi, Vice méprisant cette manière prenait bonne humeur à cette frousse et se pinçait que ses songes d'adolescence - dans ce jadis, des mecs masqués disaient vive le feu quand d'autres, révoltés originels de la région à ce moment sous des bombes petites et artisanales, rêvaient de traques dans les couloirs du métro - se réalisent à quelques centaines de mètres de lui, la ville incandescente : Chacun, Versa, chacun dans cette vie libre accepte ou refuse la mort, c'est cela, la liberté, et c'est cela la Mort, et l'Ennui est son antichambre, plutôt son avant-goût, non que l'on s'ennuie quand on est mort, mais il y a que l'Ennui est la perception pleine, matérielle au regard du temps, l'Ennui est l'épreuve du vide, la mort est son ultime sensation, ces gamins-là se font chier à en crever, Versa, et ils préfèrent n'importe lequel des outrages - que tu trouves celui-ci romantique ou pas -, n'importe laquelle de ces transgressions dont on parle à l'inertie qui les écrase comme elle écrase tout un chacun, un émeutier est un artiste sans conscience de son art, de sa capacité à créer, ce n'est pas que la destruction d'un bien est si singulière - elle ne l'est pas moins non plus qu'une partie importante des objets d'art conceptuels qui s'enfoirent dans des hangars métalliques du Continent - mais détruire et peindre, déconstruire, inventer, ré-inventer un monde sont une même chose, il n'y a pas deux bagnoles brisées, deux écoles ruinées identiques, chacun accepte ou refuse la léthargie, c'est ainsi, un émeutier n'est jamais qu'un artiste de hasard qui se bat pour connaître une mort meilleure au risque d'empirer celle des autres, avec mépris! Tu verras, Versa, que la Mort est forte et qu'il faut d'avantage de ruse pour ne pas, d'avance, perdre le combat, tu verras que, pour gagner les cours et cervelles de veaux démocrates, la subversion doit être fine, et tu verras que, mépris grossier contre mépris vulgaire, il n'y aura pas de vainqueur qu'un Ordre Républicain crasseux et imbécile!
mathieu diebler
Collages Stéphane Vallet
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