LE SAUT DANS LE VIDE DE SUMANA SINHA
Madhuban a le parfum et la couleur du miel. Ses cheveux dansent, comme des herbes folles. L'héroïne de Fenêtre sur l'abîme, premier roman de Sumana Sinha (écrit directement en français), est une jeune femme bengalie. Comme l'auteur(e), née à Calcutta, en 1973.
Mis au ban de sa famille, et de la société indienne, parce qu'elle est la maitresse d'un diplomate français marié et père de quatre enfants, Madhuban quitte Calcutta pour Paris : "Je me sentais comme jetée dans le vide, en chute libre, mais c'était agréable, je me sentais enveloppée et cajolée par de grands nuages mystérieux, dans ce nouveau pays, tout était à recommencer. C'était merveilleux. Du vide surgissait de nouveaux contours." Hébergée chez une amie cinéaste, puis à la Cité-U, elle découvre une ville lumineuse, sortie de ses rêves et ses fantasmes. De ses lectures, aussi. Elle s'y
plonge. Trajectoire houleuse, et fragmentée. Excès de vitesse. D'autres corps. D'autres rencontres : "Un baiser de pure performance. De la salive et de la langue. Des dents et des lèvres. Du souffle. Un baiser qui n'entre point dans le ventre. Qui reste dans le palais de la bouche. Odorant. Oui, c'était ça. Ma jupe en cuir noir. La fente à gauche laisse apercevoir la cuisse. Un chemisier rouge-gorge. La fourrure du manteau entoure ma taille. Il fait chaud dans ce bar."
En situation irrégulière, elle épouse Antoine, un professeur d'université, plus âgé, avec qui elle s'ennuiera vite, mais qui la protège. Ce qui les rapproche, c'est la poésie ("le vibrato intime"). Et la sensualité des mots. Car la littérature est également au centre de ce roman, magnifié par les livres. Calcutta et Paris, parfois, se confondent, dans un grand jeu de miroirs. Dans son déracinement, l'héroïne cherche des repères. S'y perd, aussi. L'ombre du père, qu'elle pense avoir trahi. Pas toujours évident de faire voler en éclats codes sociaux et tabous, d'un bout à l'autre de l'hémisphère. A quatorze ans, déjà, ses parents, des intellectuels, qui pourtant, la couvent de livres, comme d'autres offrent des friandises, brulent son journal intime, émaillé de poèmes d'amour de Tagore : "Le lendemain je l'ai trouvé, mon journal, carbonisé, quelques pages gardaient encore leur forme, comme un bateau maudit, noire, elles tombaient en miettes sous
mes doigts lâches et outragés. Je sais depuis combien une page est précieuse." Et de préciser : "Plus tard je saurai que c'est l'écriture, sur la page, sur l'écran, sur un petit rectangle lumineux, bleu, d'un portable, qui a tant de valeur, ce sont ces mots qui évoquent les cris et les chuchotements à l'aube, en cachette, dans une famille et ce sont ces mots qui évoquent un incendie."
Madhuban trompe Antoine, ce mari qui ressemble tant à son père. Comme toutes les grandes amoureuses, elle provoque des incendies : "J'éparpillais mes fleurs pour que les hommes puissent les déchirer avec leurs ongles, les écraser et les verser dans leurs verres et crier fort." Et s'y brule, parfois. A Paris, elle rencontre David, qui devient son amant. Une passion charnelle la dévore. Incessant vertige. L'héroïne vacille. La folie guette, à chaque pas : "Je suis éjectée dans le néant. Je suis libre, seule, mûre. Je ne suis rien. Je flâne dans cette ville comme un pollen égaré, sans pouvoir semer les germes de la vie."
Avec Fenêtre sur l'abîme, la voix de Sumana Sinha résonne. Son écriture est fiévreuse, d'une beauté grave. Elle emporte tout. Jusqu'au vertige.
Stéphane Vallet
Sumana Sinha, Fenêtre sur l'abîme, La Différence, 2008, 19 euros.
Signature de Sumana Sinha, vendredi 19 septembre 2008, à partir de 19h30, Librairie L'Oeil au vert, 59, rue de l'Amiral Mouchez, 75013 Paris. Métro : Cité-U, bus 21-67.
Lire aussi article dans LIRE (Novembre 2008).
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