Aurèle : "Bob, le chien perdu, c'est moi."
Artiste engagé, fils spirituel de DADA, de Yves Klein et du Pop Art. Aurèle s'est fait connaître grâce à une affichette qui offrait une récompense pour un chien perdu. Depuis, "Bob, the lost dog" se ballade dans l'histoire de l'art.
Stéphane Vallet : Comment est né l'histoire de "Bob le chien perdu"?
Aurèle : Ca a commencé au détour d'une rue de New-York, en 1986, lors de mon premier séjour. Je me suis emparé d'une affiche d'un chien perdu, après toute une période de petits personnages qui racontaient de petites histoires tournant autour de mon nombril. Je me suis dit que l'art devait avoir une autre dimension. Et dans cette affiche, tout était posé...L'argent omniprésent : "100 dollars". La recherche, qu'elle soit matérielle ou spirituelle. Le fait de faire des choix; les choix devenant de plus en plus difficiles pour l'homme. Evidemment l'affectif, ou l'amour, après lequel on court tous. Et puis le "LostLostLost", la perte et l'errance. On offrait cent dollars de l'époque pour essayer de trouver où était ce clébart, alors qu'on n'aurait même pas refilé dix balles pour savoir où était untel ou untel paumé dans un hall de gare.
J'ai commencé le travail du chien perdu dans l'histoire de l'art; on le voyait se ballader au milieu des toiles de Warhol, de Marcel Duchamp, de Picasso, de Yves Klein, de Malevitch, de Arman...Tous les maîtres à penser de l'histoire de l'art qui m'avaient précédé. Et par extension, de façon tout à fait incroyable, j'ai reçu une lettre anonyme dans une galerie : "Si vous allez à tel endroit un chien du nom d'Eliott vous attend". Je me suis retrouvé avec un bébé bull-terrier qui s'appelait "Elliot of Faithfield". Ce chien devenait du même coup - après Marcel Duchamp qui avait inventé le "ready-made" vivant de l'histoire de l'art.
S.V. : Elliott, vous l'avez gardé longtemps?
A. : Je l'ai gardé pendant quinze ans, amis je n'ai vécu que sept ans avec lui. Je suis parti en Inde, et il était évidemment impossible de le faire venir...Je l'ai enterré il y a deux ans. C'est assez rare pour un chien de race de vivre aussi longtemps. Son père était un champion anglais et sa mère une championne française. Il était magnifique, mais n'a jamais fait de concours, parce que ça ne m'a jamais interessé; et pourtant quand je vois la qualité des bull-terriers depuis que c'est devenu à la mode et qu'on en croise à tous les coins de rue, le mien était deux fois plus gros, deux fois plus beau, et deux fois plus costaud.
S.V. : Depuis, plus de chien?
A. : Disons, que c'est encore très frais. Du coup, j'attends un peu, mais certainement pas un bull-terrier, parce que j'avais quand même un bras qui faisait le double de l'autre.
S.V. : "Bob, le chien perdu", c'est vous?
A. : C'est un vaste autoportrait, oui. Comme tout artiste, je pense que l'on peint toujours le même tableau. Si je regarde ça avec vingt ans de recul - on est en 2006, très bientôt, l'année du chien, d'ailleurs - comme si je faisais des autoportraits de moi-même.
S.V. : C'est aussi un repère dans votre travail?
A. : Oui, c'est devenu même un logo, un fil d'Ariane, une marque de fabrique, un élément reconnaissable. Je peux passer de la peinture figurative à la peinture abstraite, on reconnaît mon travail. C'est ma signature, en quelque sorte.
S.V. : Le plus important, c'est "chien" ou "perdu"?
A. : Perdu, bien sûr. Le chien ne m'importe pas s'il n'est pas perdu.
S.V. : Et le chien en voiture jaune qui roule sur un caddy de médicaments...
A. : C'est un autoportrait, encore une fois...Le chien est dans cette voiture qui est elle-même posée sur un caddy. A l'arrière du caddy, il y a des bocaux...L'un contient des médicaments pour soigner le SIDA, un autre le "jaune Aurèle" (j'ai déposé un International Aurèle Yellow), un autre encore des billets de banque, et un dernier contient des piles. C'était la période de l'hôpital Ephémère. Je pensais que l'hôpital allait être définitif. Finalement, le scénario ne s'est pas passé comme escompté.
S.V. : Votre rencontre avec Andy Warhol a t-elle été importante?
A. : Elle était importante, parce que j'étais très fan de son travail. Andy Warhol a été l'artiste de quand j'étais petit. Quand je me suis trouvé devant "129 Die in a jet" (Une acrylique reproduisant en 1969 la première page du New York Miror consacrée à une catastrophe aérienne, NDR.), c'est la première fois qu'une oeuvre d'art contemporaine m'a vraiment parlé. Je me suis senti concerné. J'étais aussi très fan de sa Marilyn Monroe et de cette petite fille perdue. Quand je l'ai rencontré, j'avais déjà trouvé l'affiche du "chien perdu". Mon objectif était qu'Andy fasse une série de sérigraphies sur l'idée de mon affiche, histoire de me faire de la publicité. Il avait d'autres objectifs, je pense sur ma personne. Il est mort en étant opéré de la vésicule biliaire, le 22 février 1987, ce qui a mis court à notre relation.
S.V. : C'était un "chien perdu", lui aussi?
A. : Non, je ne pense pas. Il n'a pas été perdu. Il était avec sa mère; il a vécu tard avec sa maman. Mais il en a accueilli beaucoup dans la factory. Il a su les utiliser, les manipuler, et devenir Andy Warhol grâce à eux.
S.V. : Vous avez dit que vous vous sentiez son fils spirituel...
A. : Fils spirituel d'Andy Warhol et de Yves Klein, certainement. Ce sont mes oncles tutélaires. Mes grands parents seraient Marcel Duchamp, et Tristan Tzara. On passe de DADA au Pop Art et au nouveau réalisme.
S.V. : Vous considérez vous comme un artiste engagé?
A. : Oui, je pense effectivement, comme disait avant moi Pablo Picasso, que la peinture est une arme. Elle ne sert pas simplement à être raccord avec le canapé ou avec les rideaux. Disons que j'essaie d'avoir une action sociale dans la cité au sens large du terme. Si par mon honnêteté, ma façon de me mettre à nu, je peux avancer queqlues idées et aider les gens, alors oui, je suis engagé.
S.V. : Qu'est-ce qui vous révolte aujourd'hui?
A. : L'indifférence. Le monde de la mode et de l'argent qui est claqué pour une soirée ou un défilé, payer des impots de façon incroyable alors que dans ma rue des gens touchent le RMI et continuent de dealer du shit ou des portables volés...Tout me révolte. La liste est longue. Ce qui s'est passé pour le tsunami quand la vague a échoué. J'ai habité cinq ans en Inde, et deux ans et demi dans le Tani Malo où il y a eu huit répliques de la vague. Tous les pauvres qui habitaient au bord de la mer ont eu leur village détruit. Evidemment, ça a bien aidé le gouvernement à les virer pour construire des hôtels. Si l'on voit comment certaines personnes deviennent de plus en plus riche au détriment d'un grand nombre qui s'appauvit et qui est de plus en plus grand, il y a de quoi être révolté. Et l'état de la planète : qu'est-ce qu'on laisse à nos enfants, quel type d'air vont-ils respirer?
S.V. : Le voyage tient une place importante dans votre oeuvre?
A. : Pour parler bien de quelque chose, il faut l'avoir vécu. Le voyage fait partie de ma façon d'aller faire un travail de journaliste quelque part, d'accumuler des informations, et d'essayer après de passer ça dans ma petite conscience artistique pour en tirer quelques idées que je ramène en Occident. J'essaie de les faire diffuser à des gens bourrés de blé qui s'intéressent à l'art contemporain. Ils ont un pouvoir de changement que je n'ai hélas pas.
S.V. : Des projets?
A. : Je pars m'installer à Shanghai. J'ai un vernissage au musée d'art contemporain, puis une biennale de sculpture de Public Art. Je suis également sur un projet avec François Scali, l'architecte qui a fait le Genitron, cette fameuse pendule qui decomptait le temps jusqu'en l'an 2000. On est en train de le finaliser : un building de 80 mètres de haut en forme de chien assis, avec douze étages de 2000 mètres carrés. Franchement, c'est magnifique. Un shangaïen compte en faire la statue de la liberté de Shangai.
S.V. : Vous pensez qu'il y a beaucoup de "chiens perdus" à Shangai?
A. : Ils ne le savent pas encore...
En quittant l'atelier parisien d'Aurèle, je plonge dans le métro. Un écran de télévision m'informe : "Métro ligne 13. Chien sur les voies. Le trafic est interrompu entre Montparnasse et Saint-Lazare. Merci de votre compréhension." Et si c'était Bob?
Propos recueillis par Stéphane Vallet
Entretien paru, sous une autre forme, à l'hiver 2005-2006 dans Trésor, numéro 2.
Site Aurèle : www.aurele.net.
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