RETOUR SUR LE DIABLE Philippe Caubère boucle au Festival d'Avignon son marathon théâtral (1981-2005). L'occasion de revenir sur la genèse d'un spectacle.
Photo Max Armengaud
Automne 1985, place du Chatelet. Je rencontre Philippe Caubère dans une brasserie. Il sort d'une période "troublée". Son premier spectacle, La Danse du diable, déjà culte, a fait un tabac de 1981 à 1982, attirant plus de 180 000 spectateurs. Depuis, l'interprète du Molière d'Ariane Mnouchkine a tourné un film, avec ses vieux complices, Clémence Massart, Bruno Raffaelli et Maxime Lombard. Le Roi misère, écrit à partir d'improvisations, est largement inspiré de son expérience au Théâtre du Soleil. Le scénario raconte les difficultés d'une troupe de comédiens : "Un acteur de formation classique rentre dans une compagnie pour y découvrir le théâtre moderne, le jeu avec les masques. Il va vivre un enfer. Le metteur en scène le prend en grippe. Il devient le bouc émissaire, et ne parvient pas à rentrer dans le jeu. En même temps, quelque chose commence à germer en lui, toutes sortes de folies. Le bel homme qu'il était devient progressivement une espèce de vieille cuisinière gâteuse, une nounou avec un fichu sur la tête. Entre les deux hommes va se nouer une burlesque et grotesque histoire d'amour." Une plongée dans les coulisses de L'Age d'or, le morceau d'anthologie d'Ariane Mnouchkine (1976) : "De toute mon expérience au Théâtre du Soleil, c'est le spectacle qui m'a le plus marqué. Je ne m'en suis jamais remis. J'ai vu un metteur en scène aller jusqu'au bout de son art." En mai 1984, lorqu'il présente son projet à la Commission de l'Avance sur Recette, il obtient un niet catégorique. Les producteurs de cinéma et de télévision qu'il rencontre, en France et à l'étranger, ne sont guères plus coopératifs. Poor lonesome, Caubère. Au fond du trou, il décide de remonter La Danse du diable , et de faire revivre Ferdinand, son alter-ego : "Ce fut l'un de mes plus grands souvenirs d'acteur et j'en garde un souvenir ému. Un spectacle extrêmement jouissif à jouer, comme faire l'amour." A la fin de ce premier article, publié dans Acte 1 Magazine (novembre 1985),mensuel de théâtre, en novembre 1985, il s'en prend vigoureusement à Jack Lang, alors Ministre de la Culture : "Ce qui m'a fait plus de peine c'est la réaction du ministère de la Culture. Ils m'ont répondu de manière très administrative qu'ils étaient sensibles à mes efforts pour faire comprendre le théâtre aujourd'hui, mais qu'ils ne pouvaient rien faire pour moi. Je ne veux pas taper sur ce ministère. La meilleure équipe que nous avons eu depuis longtemps. Depuis Michel Guy. Je suis pourtant furieux de ne pas avoir pu parler avec Jack Lang, ne serait-ce qu'une demi heure, pour défendre mon projet. C'est un homme de théâtre, du théâtre dont je parle. Le Festival de Nancy qu'il a créé, est né avec le Théâtre du Soleil. Du même élan. Jack Lang devrait comprendre ce que je veux faire. Or, j'ai été éconduit de manière honteuse. Je ne vais pas rentrer dans les détails des nombreux coups de téléphone, des tentatives pour le joindre. Je suis peut-être inconnu des producteurs, mais pas de lui. Mon projet Le Roi misère est sain et nécessaire. On doit raconter à une société son théâtre. J'attendais une aide de la part de Jack Lang. Je suis en colère. Je le dis franchement. Je ne peux pas comprendre qu'il ne soutienne pas un film inspiré de L'Age d'or. Parce que je l'ai vu à la fin de la pièce. Et je me souviens de son émotion!" Et, oh, Miracle, Philippe Caubère, reçoit un appel de Monique Lang, la toute puissante et "incontournable" femme de Jack : "Allons, Philippe, faut pas parler comme ça aux journalistes..." Une autre aventure va commencer.
Du Roi misère au Roman d'un acteur
Avril 1986. Philippe Caubère revient SEUL en scène, au Théâtre Tristan Bernard (Paris), avec Ariane ou l'Age d'or (1er épisode). Bien qu'il n'en porte pas encore le nom, Le Roman d'un acteur dévoile ses premières pages. Extraits d'un interview paru en avril 1986, toujours dans Acte 1 Magazine.
LES DESSOUS D'ARIANE
Stéphane Vallet : C'est le suite de la Danse du diable ?
Philippe Caubère : Oui, on peut dire cela. C'est une autre époque de la vie de Ferdinand, la suite de cette autobiographie comique et fantastique. Il se retrouve dans une troupe de théâtre bien connue de tout le monde, que l'on n'a pas besoin de nommer. Le spectacle raconte ce que fut la création de L'Age d'or, à la Cartoucherie en 1976. La structure est très différente de celle de La Danse du diable. Si l'on voulait comparer, c'est un peu comme la chambre de Ferdinand, sauf que les personnages ne sont pas imaginaires mais vivants, et que le point central c'est Ariane entourée de ses comédiens. Le thème, ce sont les acteurs et les difficultés de la création collective. Si je m'avance sur la scène c'est vraiment pour en parler. Pas pour interpréter une petite chronique douce-amère qui fasse plaisir à tout le monde et n'inquiète personne.
Une revanche à prendre ?
Pas du tout! Ce n'est pas une revanche, c'est beaucoup plus fort que cela. Je ne crois pas que l'on travaille trois ans de sa vie pour simplement prendre une revanche. Je raconte aux gens une histoire qui m'a boulversé. Une époque de ma vie est morte. J'ai envie de la faire revivre.
Pourquoi un spectacle sur Ariane Mnouchkine ?
Pour avouer des choses que tout le monde sait. Les gens qui ont travaillé avec Ariane Mnouchkine sont tous possédés par cette personnalité vraiment forte et particulière. Comme beaucoup d'acteurs du Théâtre du Soleil, je suis l'un de ses enfants. Un amant aussi, parce qu'elle entretient avec ses comédiens des relations amoureuses...
Vraiment ?
Non, je ne suis pas en train de faire des aveux. Un scoop...! C'est dans sa façon de faire du théâtre. Il n'y a pas de théâtre sans amour. Mon spectacle est un grand chant d'amour. Et de colère aussi. Ariane n'est pas un personnage à l'eau de rose!
Vous brisez des tabous?
Je veux briser le tabou de la démocratie au théâtre. Il ne faut pas continuer à entretenir les gens dans l'idée qu'une troupe de théâtre c'est démocratique. C'est tout sauf cela! On passe de l'autocratie à l'anarchie la plus totale. Il n'ya rien de plus tyranique que la création théâtrale.
Comme si l'on voulait nous faire croire que l'on peut faire la guerre proprement, sur un beau cheval blanc, ou que dans l'amour on se tient par la main en regardant bien droit l'horizon...La création au théâtre est à l'image de la vie. On raconte pleins d'autres choses à travers cela, sur la façon de vivre en société, sur la sexualité. Il y aura beaucoup de sexe dans mon spectacle. Dans La Danse du Diable c'était complètement transposé dans un univers d'enfance. Là, je parle de cul, tout le temps! La création est aussi un acte sexuel. On trouve là dedans la même origine, les mêmes pulsions. Il y a les moments de frigidité, d'impuissance, et puis ceux où l'on jouit. C'est encore beaucoup plus tabou qu'on ne le croit.
Un spectacle à classer X?
Parfois, ça n'en est pas loin. Dans la deuxième partie, par exemple, il y a une scène très salace, pleine d'obscénité, noire!
Ce n'est pas innocent?
A partir du moment où l'on se lance dans la création, rien n'est innocent. On se jette dans un cyclone. Quelque chose sort de vous qui vous dépasse. Vous êtes entraîné. C'était extraordinaire dans L'Age d'or de voir Ariane. On aurait dit un apprenti sorcier. Elle avait lancé quelque chose et était emportée elle même. J'en garde le souvenir d'une lutte splendide. Un écrivain est seul devant ses tourments, tandis qu'un metteur en scène, ses acteurs le voient.
C'est plus qu'un témoignage?
Un témoignage, avant tout. Une autopsie à vif, comme si j'ouvrais un corps vivant. Cela sera beaucoup plus violent que dans La Danse du Diable. Je raconte une histoire dans laquelle je vis encore. Je parle de gens qui sont mes frères. C'est une vision de comédien, un oeil qui regarde et montre. Comme s'il y avait un espion à l'intérieur, le comédien lui-même!
Vous avez espionné vos "frères"?
Ca, je ne le savais pas. C'est la mémoire qui imprime les choses. Je ne savais pas qu'il y avait tout cela dans ma mémoire...Un acteur est un espion, quelqu'un qui lâche le morceau. Evidemment, les gens découvrent avec horreur qu'ils ont été espionnés, qu'ils ont nourri le serpent dans leur sein. Mais je ne veux pas que le serpent soit méchant. Pas avec eux, en tout cas!
Il y a un aspect provocateur, mais au sens positif du terme. Je trouve que le théâtre redevient aujourd'hui de plus en plus culturel, installé, bourgeois. Pour certains ce n'est qu'une activité mondaine. Le théâtre de boulevard c'est très bien, puisque cela amène du public, mais ça ne prouve aucune force. Il faut une part de scandale au théâtre. C'est fait pour dénoncer. C'est l'endroit où les choses doivent être dites et représentées.
Vous croyez qu'Ariane Mnouchkine va aimer votre spectacle?
Je ne fais pas cela pour elle, ni pour l'attaquer, ni pour la flatter. Mais j'espère bien qu'elle reconnaîtra quelque chose là dedans.
Votre rapport avec l'écriture?
J'écris comme un acteur, debout! Tout en improvisant avec un magnétophone et un magnétoscope. Pour moi, écrire est totalement lié au fait de jouer.
Vous parlez souvent du théâtre comme d'un épanouissement. Mais le théâtre peut-il aussi tuer?
Probablement, oui. Moi, cela me fait vivre. J'aurais peur de mille choses, mais certainement pas du théâtre, sauf si je m'y ennuyais. Cela m'est déjà arrivé, et c'est horrible. Il faut fuir, très vite, et passer à autre chose.
Vous êtes la même personne sur scène et dans la vie?
J'ose beaucoup plus de choses sur scènes que dans la vie. Je suis terrorisé avant de monter sur les planches, mais quand je joue et que ça marche, je n'ai plus peur. C'est aussi pour cela que je fais du théâtre, par volonté de trouver un moment d'harmonie.
Vraiment pour cela?
Ah, oui. Pour trouver un moment d'harmonie où je me sente à l'aise. J'ai fait La Danse du diable pour chasser une angoisse. Avec ce spectacle, c'est la même chose, pour chasser des malaises qui deviennent tellement forts à un moment donné que la seule solution est de jouer et raconter. C'est peut-être un stade primaire de la création, mais pour l'instant j'en suis tout à fait là. Je fais cela parce que sinon je me sentirais mal.
C'est une thérapie?
De fait, c'est une thérapie. C'est comme la psychanalyse sauf que je ne paye pas, et que je fais payer les gens pour ça (rires). C'est spécial, tout de même. En tant qu'acteur j'ai besoin de m'expliquer et de raconter ma vie en public.
Stéphane Vallet
Iconographie in Site Philippe Caubère
Ariane de Philippe Caubère, encore les 23, 27 et 29 juillet.
Ferdinand, les 22, 24, 28 et 30 juillet 2005.
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