Pierre Guyotat
Débauche d'ébauches
Le génie, ça démarre tôt. Dans ces carnets Pierre Guyotat explore une oeuvre en gestation : la sienne. Au delà de l'intime, dans un mélange de lucidité et de cruauté viscérale, il fouille le texte au plus profond comme un espace charnel. Il se branle des mots et des formes. Texte, sexe, et corps se mélangent. Corps de la langue, corps du texte. Ces Carnets de bord - pas destinés au départ à la publication - sont des points de repère, des balises dans un monde en effusion. Et se déroulent, si l'on peut dire, dans une période explosive de notre Histoire (guerre d'Algérie, guerre des Six-jours, guerre du Viêtnam, révolution cubaine, etc...). Pierre Guyotat est accusé en 1962, à Tizi-Ouzou de "complicité de désertion, atteinte au moral de l'armée, possession et divulgation de publications interdites". Il subit dix jours d'interrogatoire et trois mois de cachot. Il frôle la mort. "9 jours que je suis enfermé, écrit-il le lundi 7 mai 1962. Rien, rien n'est pur. Une grande inquiétude surtout quand vais-je sortir ? Je fais beaucoup de rêves, la nuit. Le jour, je lis et somnole. Quelquefois un désir fou de lumière partout, tête et coeur. J'ai relu une bonne partie de l'Ancien Testament Tobie, les Juges, les Rois et Judith. Aujourd'hui dévoré Sindbad le marin et Nouredin Ali et son fils Bedreddin Hassan de Balsora surtout."
"Les officiers catholiques tortionnaires par devoir (?), note t-il le 14 ou le 15 mai. Où est alors leur foi ? Au premier obstacle, elle est mise de côté. Ils ont choisi Mammon. Leur pseudo-patriotisme a supplanté leur prétendu foi."
Et, le même jour : "Je ne crois plus en Dieu, c'est inutile. La liberté de l'homme, la terre et la beauté des siècles me suffisent."
Notes sur ses lectures, sur ses voyages, ses pulsions, ses fantasmes, ses souffrances, dans le "cheminement complexe" de la création. Notations sur la peinture, la musique, le cinéma, la photographie. Trois "niveaux de texte" ("sauvage", "notations", "savant"), comme l'explique Valérie Lallement dans sa préface. Les Carnets de bord sont à Pierre Guyotat ce que Peau d'ours est à Henri Calet (notes sur un roman innachevé), et peut-être, dans une moindre mesure aux Papiers collés du rugeux Georges Perros. Des fragments d'une création en mouvement. On en redemande!
Stéphane Vallet
A lire l'excellent dossier du Matricule des anges de juin 2005 consacré à ses carnets sous la houlette de Thierry Guichard.
"Pourquoi écrire si ce n'est pour transformer le corps humain, le plier à ses désirs comme on plie la langue à son désir."
Pierre Guyotat in Le Matricule des anges
Iconographie importé de remue.net, le site de François Bon sur la littérature française contemporaine. Vraiment vivant et passionnant. Pour toutes celles et ceux qui croient qu'un livre peut VRAIMENT sauver une vie.
Et également : Catherine Brun, Pierre Guyotat, essai biographique, Léo Scheer, 2005, 506 pages, 30 Euros.
Réédition des deux premiers récits de Pierre Guyotat : Ashby (suivi de) Sur un cheval, Le Seuil (Fiction et Cie), 2005, 207 pages, 19 Euros.
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